Les opinions exprimées ici ne sont pas nécessairement celles du GRILA
Mandela et notre lutte anti-apartheid (Aziz Salmone Fall)
Mandela et notre lutte anti-apartheid (Aziz Salmone Fall)
Mandela et notre lutte anti-apartheid
GCM • 13 décembre 2013

Par Aziz Salmone Fall



Surréaliste, un faux traducteur pour sourds et muets a fait des gestes dénués de sens lors des commémorations de Madiba Mandela au stade de Johannesburg. Mais ce n’était pas le seul imposteur parmi les pontes prétendant être des anti-apartheid notoires. Ce n’est qu’en 2008 que les États-Unis, enlèvent le nom de Mandela de la liste des terroristes. Mandela, est un noble Thembu, noir privilégié et instruit qui au péril de sa vie a pris fait et cause pour la libération de son peuple et l’avènement d’une nation multi diverse et plus démocratique.
L’histoire de la lutte anti-apartheid est complexe de souffrances, de luttes et de contradictions. Malgré le travail courageux de certains média, on ne parle pas suffisamment du rôle des travailleurs et des syndicats dans cette lutte, ni des difficultés de consolider un front politique qui aurait pu concrétiser la charte de la liberté et le RDP (Reconstruction et développement post-apartheid), ce qui explique la crise socioéconomique qui obscurcit l ‘avenir du pays. Cette réalité s’est traduite ici au Canada dans l’échec que nous avons eu à former un réseau Canadien contre l’apartheid. Chose que nous avons cependant réussi au Québec, en dépassant des divisions politiques et crypto-personnelles.
Les travailleurs des deux pays ont été à la pointe de la lutte. Des syndicats comme CUPW ont forgé des liens avec la lutte anti-apartheid des travailleurs. Ces derniers en Afrique du Sud étaient divisés sur la question de se syndiquer avec des organisations interdites et bannies, mais aussi de se politiser davantage. Le FOSATU refusait la collaboration de classe qu’elle suspectait à l’ANC. SACTU, plus alignée sur les lignes de l’ANC, imprime une direction de plus en plus marquée par le nationalisme et le socialisme démocratique. Au Canada, SACTU a forgé des liens avec CUPW suite à la grande grève de 1973, et plus de 290 syndicats et sections vont fournir une aide matérielle et financière au mouvement syndical et politique anti-apartheid sud-africain, y compris à fournir à notre camarade Peter Mahlangu un bureau à la section torontoise de CUPW. Les postiers refusent de remettre des lettres; les travailleurs de l’automobile, les travailleurs des communications bloquant des communications seront donc les premiers à sanctionner le régime sud-africain. Nous sommes redevables du soutien obtenu de ces travailleurs politisés canadiens et québécois.
«Madiba », visita Montréal. Une ville qu’on avait fini par convaincre de la rendre anti-apartheid et qui avait banni les relations commerciales avec les fournisseurs sud-africains. La ville avait renommé un parc Nelson et Winnie Mandela (Mais quand Winnie a eu ses problèmes de justice, elle s’est empressée d’enlever son nom.) A titre de la coordination du réseau québécois contre l’apartheid, j’y avais fait planter un érable de Norvège, en l’honneur de Mandela et de nos résistants. Il avait été lacéré quelques jours après et a néanmoins survécu, comme Mandela, bardé de cicatrices bravant le temps.

Aziz Fall au parc Mandela dimanche dernier
Madiba Mandela est né à la fin du premier conflit mondial et comme son père, il avait contracté en prison une tuberculose qui le minera. Son père, aisé prince Xhosa s’est éteint d’une maladie pulmonaire devant Mandela à l’âge de neuf ans. Par la suite, Mandela a connu une vie mouvementée. Ce fier jeune prince Thembu apprend l’humiliation par sa caracolade sur un âne qui l’a jeté dans les ronces devant ses camarades. Puis, il ressentira jeune adulte la même humiliation et la même rage devant la discrimination raciale. Avocat, résistant, révolutionnaire, il forge sa conscience politique, résiste contre l’apartheid et organise avec l’ANC la lutte armée d’autodéfense imposée par le régime d’apartheid. Cela le mènera à subir 27 ans de prison.
À sa 22e année, alors que le régime cherche à négocier, GawieMarx, le commandant adjoint de Pollsmoor, où il est détenu, l’amène faire une promenade spontanée de deux heures en ville, il l’abandonne là et va chercher des boissons. Madiba se retrouve seul, sans gardien, dans une voiture ouverte. Était-ce un piège ? Il n’y tint plus, sort et court droit devant lui, perçoit un parc au loin où il pourrait se cacher, mais se sent irresponsable. Il retourne penaud à la voiture où revint tranquillement le voir son geôlier avec deux canettes de coca.
L’armée sud-africaine essuie une cuisante défaite à Cuita Cuonavale en Angola en 1987. Les pays de la ligne de front vont être rendus ingouvernables par la déstabilisation impérialiste. Le seul horizon possible qu’amène la fin de l’apartheid est une indépendance politique, et l’avènement de la nation arc-en-ciel., et même cela il va falloir l’arracher. Le 12 août 1988, Nelson Mandela est hospitalisé pour une tuberculose et cela sert de prétexte pour intensifier les négociations secrètes entre les tenants de la bourgeoisie sud-africaine, les émissaires de l’impérialisme et la direction de l’ANC. Mandela est prisonnier de la situation et va apprendre à y manœuvrer. Son long chemin vers la liberté le pousse à négocier pratiquement seul avec les autorités. Il le fait au nom de l’ANC pour sa propre condition, celle de ses camarades et la fin de l’apartheid.
Ne pas avoir une liberté totale, être contraint par les évènements, rester ferme et devoir faire preuve de sagesse et de retenue. Cette situation insolite de liberté conditionnelle, il me semble qu’il va la vivre et la revivre durant la transition dans l’ère de Klerk et durant son bref intermède au pouvoir, et jusqu’à la fin de ses jours. Une condition spéciale, exceptionnelle qui le singularise, lui donne une aura, un pouvoir discrétionnaire sur tout, mais qui aussi l’entrave. Il est resté prisonnier principalement de sa politique économique, mais aussi et surtout de son rapport avec les travailleurs. Car ce sont les travailleurs et les syndicats qui sont les véritables héros de la lutte contre l’apartheid et qui paieront le prix du sacrifice; abandonner la révolution socialiste et opter pour la construction nationale et des réformes libérales. Certains syndicalistes trahiront et s’enrichiront à cette faveur.
La chute de l’apartheid est une victoire à la Pyrrhus. Magnanime, Mandela pardonnera à ses bourreaux alors que l’agonie de l’apartheid est encore plus sanglante que jamais à cause de l’extrême droite et Inkhata. Le pays renonce à l’arme nucléaire. Économiquement les scénarios que dessinent la charte de la liberté et la plateforme de l’ambitieux plan de développement RDP (Reconstruction et développement post-apartheid) effarouchent les investisseurs, la Banque mondiale et les bailleurs de fonds. Avec la mort d’Oliver Tambo, l’assassinat de Chris Hani, le seul qui avait l’aura de succéder à Mandela, et l’affaire juridique qui marginalise Winnie, l’aile radicale de l’ANC est freinée. L’aile technocrate du parti a désormais les coudées franches et inflige un ajustement structurel au pays. Le GEAR (Growth Employment and Redistribution Strategy) freine les transformations économiques et la redistribution sociale.
La domination de la frange modérée de l’ANC, l’avènement d’un embryon bourgeois noir et d’une strate sociale moyenne arrimée sur elle ; les tourments occasionnés par les accusations contre sa femme qu’il soutient même jusqu’après son divorce ; le syndrome provoqué par le déni du sida ; les dépenses militaires, le fossé économique qui se creusent entre possédants et dépossédés, la question foncière et bien d’autres enjeux occasionnent des fissures dans le parti. Ils embrument l’aura de Mandela. Mandela pense enfin à lui aussi, se remarie avec la veuve de Machel et en 1999, il quitte le pouvoir un an avant l’échéance, pour vivre une paisible retraite dans son village de Qunu. Impossible, tout le monde veut être vu à ses côtés. À la mort de son fils, en 2005, il se ravise sur ses conceptions erronées sur le sida. Elles dataient de l’ère des allégations voulant que les combattants d’Umkhonto we Sizwe portent cette maladie dans le pays. Il consacre à la lutte contre le sida la fondation qui porte son nom.
Certains augurent de l’implosion du pays dans l ère post-Mandela, de l’insécurité, la violence, les inégalités sociales, les pogroms contre les immigrants. Il y a longtemps que Mandela ne faisait plus de politique et sa position emblématique perdurera comme ciment nationaliste, mais surtout comme témoignage de luttes populaires collectives. Il restera un éternel optimiste et un panafricain engagé, et ici à Montréal, d’autres jeunes lisent et jouent sous l’arbre qui porte son nom. Au paradis, prédit «Madiba», je m’empresserai de trouver la plus proche section de l’ANC.
Aziz Salmone Fall est l’ex-coordonnateur du Réseau québécois contre l’Apartheid
Il est politologue