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Afrique du Sud Post-Apartheid: Bilan et perspectives
Afrique du Sud Post-Apartheid: Bilan et perspectives
Afrique du Sud Post-Apartheid: Bilan et perspectives
L’Afrique du Sud a réussi le tour de force de se débarasser de son système d’apartheid sans recourir à la confrontation finale que toutes les parties redoutaient. En cela, elle a choisit le chemin le plus réaliste, celui du compromis et de la réconcilitiation, dans l’esprit de la Charte de la liberté. C’est une révolution chartriste sans changement radical. Cela peut paraître une contradiction dans les termes, mais c’est ainsi qu’il faut apprécier ces 10 ans d’effort visant à éradiquer plus de trois siècles d’injustice. Il y eut plusieurs changements ces 10 dernières années. Ceux qui sont présentés ici sont aussi liés aux enjeux cruciaux à venir. Pour appréhender les changements et le futur il faut revenir sur l’agonie et la mort de l’apartheid, la transition vers la démocratie et l’envol de l’ère post-apartheid.
La mort de l’apartheid visible
L’ultime tentative du système d’apartheid de se reformer en 1983 est le signe patent de sa déliquescence . Le référendum blanc proposant un parlement tricaméral incluant les métis et les indiens et excluant la majorité noire a en réalité sonné le glas de ce système. Autant il fut accepté par la minorité dirigeante comme une solution , autant son rejet aura contribué à constituer une alternative crédible pour le mouvement anti-apartheid Cette alternative fut l’UDF, ou front démocratique uni dont le lancement en août 1983 marque un tournant historique de la lutte anti-apartheid. L’UDF a été le réseau de coordination de l’opposition qui a transformé l’Afrique du sud. Le front a mobilisé et canalisé des aspirations variées . La réaction du pouvoir de l’apartheid fut celle d’un féroce animal touché à mort et qui se lance dans une riposte désespérée. Ce fut la période la plus sinistre d’un système dont le pays traîne encore les affres. Le soulèvement du Vaal en 1984 a été le coup d’envoi de la désapprobation de tout le mouvement anti-apartheid sud africain aux élections tricamérales. Le front avait réussi sa campagne du million de signatures vomissant les prétendues réformes Un vent de révolte se répandit dans le pays tout entier, instaurant un climat insurrectionnel. Les travailleurs s’organisent autour de la nouvelle centrale syndicale COSATU et l’ANC radicalise sa riposte en orientant au maximum la démarche pourtant plurielle de l’UDF. la stratégie du front inspirera les développement future. La plate-forme se résume à l’obtention d’un pays non racial, démocratique et uni; une opposition soutenue au programme législatif du gouvernement; une coordination nationale et démocratique de la société civile veillant à la promotion de ses aspirations..

Devant l’ampleur de l’organisation au niveau national, régional et local, le pouvoir de Botha enferme la plupart de ses animateurs et les poursuit au procès de Pietermaritzburg, ainsi qu’à d’autres procès dans les mois suivants. En juillet 1985, l’état d’urgence est décrété dans la province du Cap Est et au Transvaal. Les militants sont traqués, et le directoire clandestin se résout à changer de tactique . Il dissout en apparence l’UDF et le restructure afin de l’adapter à la radicalisation de la lutte. L’ANC sait qu’elle n’a pas les moyens d’une confrontation militaire contre l’armée sud africaine. Par contre, ses chefs Oliver Tambo et Chris Hani savent qu’ils peuvent rendre le pays totalement ingouvernable. Devant cette menace, le régime et ses alliés étendent au pays entier l’état d’urgence, tellement leur cruelle répression autant aveugle que sélective ne parvient pas à venir à bout des résistances. Ils se lancent aussi dans une atroce guerre de déstabilisation effrénée dans les pays de la ligne de front et essuyent, notamment en Angola, une cuisante défaite. Même l’Amérique qui joue double jeu dans cette période vote quelques mois avant cette défaite (dans laquelle sa Angolan Task Force était engagée) des sanctions contre l’Afrique du Sud.

Le pouvoir tente alors de tempérer la situation en lâchant du lest sur les lois touchant le mariage mixte, le pass etc. Mais la communauté internationale a bel et bien ostracisé Prétoria. La généralisation des sanctions, qui bien que contournées ont un effet non négligeable, jointe au redoublement de la résistance, sonne le glas du système. Dès1988 le régime entame des pourparlers secret avec l’opposition tout en maintenant la repression. Que d’années perdues et de morts pour en arriver là. La déclaration de Hararé au Zimbabwé instaure un climat de négociation et un modus vivendi avec l’ANC. Botha rencontre Mandela pour la première fois. Le geôlier sait que sa prison ne pourra retenir plus que 27 ans l’homme fort de l’ANC. Las il démissionne et de Klerk qui le remplace remporte les dernières élections racistes du pays. Alors que le libéral Zyl Slabbert parvient à réunir les belligérants à un sommet historique à Dakar, F. De Klerk réalise que la page doit être tournée avant qu’il ne soit trop tard. Dès 1990, le MDM (Mouvement démocratique de masse)a pris le flambeau de la lutte que menait l’UDF. Sous la direction de l’ANC, sa détermination met les tenants de l’apartheid sur la défensive. Mandela est libéré en février 1990, alors qu’on lève le bannissement de l’ANC, du Parti Communiste, et du Congrès Panafricain. L’intention des tenants du système capitaliste mondial est sans équivoque. Il faut s’acheminer comme au Zimbabwé vers un processus à la Lancaster House afin d’éviter une révolution effective et radicale. La fin du bloc de l’Est nécessite que le pays s’ajuste à la mondialisation présentée comme incontournable et salvatrice. L’objectif du grand capital est en fait clair. Il est prêt à tolérer une majorité parlementaire noire qui ne remette pas en question l’intégration à l’économie monde capitaliste et n’applique pas son programme de nationalisation escompté. La stratégie consiste à neutraliser les mouvements de libération en leur associant leur ennemi d’hier dans des gouvernements de cohabitation, comme en Angola, au Mozambique, au Zimbabwe.... Alors que la Namibie accède enfin à la souveraineté en mars, le système d’apartheid consent à finaliser sa propre disparition. C’est ainsi que les négociations constitutionnelles commencent en mai 1990 par l’entente de Groote Schuur dont l’agenda prévoit l’hypothèse d’une élection avec la majorité de la population au pouvoir Elles se poursuivront deux ans durant au World Trade Center près de Johannesburg. Malgré le fait que l’ANC annonce en août qu’elle renonce à la lutte armée, ou peut être à cause de cela, les négociations sont ponctuées de tentatives désespérées d’intimidation et d’assassinats de la part de ses opposants qui veulent les saboter et provoquer une spirale de violence qui justifierait le retour du pouvoir martial. Les forces du Laager, connues aussi sous le nom de la troisième force redoutent le changement. Il s’agit en fait d’éléments clandestins ou connus du grand capital, de l’armée, des services de renseignement, d’Inkhata des pouvoirs des bantoustans et de l’extrême droite. La CODESA (conférence pour une Afrique du Sud démocratique) lancée en décembre 1991 n’en a cure. Elle regroupe 19 partis politiques et organisations sous la houlette de l’ANC et du parti national lequel accepte de reconnaître le principe d’une personne une voix, alors que l’ANC retirait son exigence d’un gouvernement intérimaire et d’une assemblée constituante. Les pourparlers sont tortueux . Ils butent sur les proportions des représentations dans les assemblées constituantes à venir et à plusieurs reprises l’ANC se retire des négociations notamment après le sinistre massacre de Boipatang par des membres d’Inkata le 17 juin 1992. En décembre on en arrive à une entente de principe, qui sera cautionnée par un référendum portant sur les démarches gouvernementales par la population blanche en mars de l’année suivante. En Avril 1993 CODESA s’achève sur un succès partiel. L’alliance ANC- Parti Communiste et COSATU a le vent en poupe et elle sait qu’elle va provoquer un raz-de marée au élections. On a atteint à ce moment un point de non retour. Le pays entier retient son souffle car il n’ y a plus de prétexte à l’élection. Le 10 Avril 1993, alors que l’attention se relâche, Chris Hani, le chef de la branche militaire de l’ANC Umkhonto we Sizwe, et secrétaire général du parti communiste, est assassiné. On le donnait futur président dans l’ère post Mandela. Son assassin est un sympathisant du parti d’extrême droite Afrikaner Weerstandsbeweging AWB . A l’instar d’autres incidents comme ceux du Ciskei, ces lâches tentatives ne parviennent pas à freiner la marche victorieuse du peuple sud-africain vers sa libération. Le processus de transition est irréversible et il est adopté par le parlement à la fin de l’année 1993.

Le mouvement anti-apartheid international devant la perspective du changement en douceur desserre peu à peu l’étreinte des sanctions, qui dès l’automne de 1993 sont levées par les américains, l’ONU etc.. Leur efficacité est encore l’objet de discussion, mais elles ont constituées pour nous une étape de sensibilisation et surtout la participation internationaliste du mouvement anti-apartheid international qui va dès lors procéder à l’ultime phase: le soutien à une élection transparente et unique dans l’histoire du pays. Une constitution de transition est promulguée le 28 janvier 1994 et prendra effet durant l’élection prévue du 26 au 27 avril 1994. La constitution réaffirme sa suprématie et la souveraineté du parlement, les droits égaux de tous les citoyens.Elle prévoit une charte des droits et liberté et une cour constitutionnelle; un gouvernement d’unité nationale; le remplacement des 4 provinces, 6 gouvernement autonomes et 4 Etats existants par 9 provinces; la reconnaissance de 11 langues officielles et la défense des particularités sud-africaines.

Ces aménagements constitutionnels viennent achever l’apartheid institutionnel, et quelques 7 millions d’habitants des bantoustans recouvrent leur nationalité sud-africaine. Les obsèques du système seront en réalité une réjouissance sublimée par l’élection la plus suivi au monde. L’alliance des séparatistes de la droite sud africaine en plus de son caractère ubuesque n’exprime que les dernières gesticulations du Broederbrond à visage découvert. Mais personne ne les sous-estime , car leur capacité de nuisance est réelle, leur armement solide et leur effectif loin d’être négligeable. Mais ils ne parviendront pas à prendre en otage le processus électoral, le monde entier ayant les yeux rivés sur eux. L’ANC rafle plus que l’essentiel des suffrages en Avril 1996 obtenant plus qu.il ne faut de voix pour ratifier sa propre constitution . Elle n’en fera pourtant rien et opte pour la réconciliation nationale. Mandela est désormais président. L’ANC remporte un second succès en consolidant son score aux élections communales de novembre 1995 où elle obtient 66,37% des voix, soit 4369 sièges. Le Kwazulu Natal, malgrè tous les compromis, voit ses élections reportés.Le parti qui y sort majoritaire, lnkhata, boude la nouvelle constitution lancée symboliquement à Sharpeville le 10 Décembre 1996.
Bilan d’un gouvernement de compromis.
Une fois retombée l’euphorie électorale, l’Afrique du Sud s’est retrouvée confronté à son destin. Le nouvel ordre mondial l’attendait au tournant. Le grand capital s’était esquivé dans la période de transition jongle et procède à un chantage d’autant plus que le plan électoral de l’ANC doit être mis en vigueur. Ses promesses, quoiqu’à priori réalistes, s’avèrent très rapidement difficiles à réaliser dans le laps de temps imparti et surtout en raison des moyens dont il dispose. Le projet de société est contenu dans le RDP, programme de reconstruction et de développement qui est la stratégie gouvernementale visant à la transformation du pays. On peut la résumer comme étant un cadre intégré de développement visant à éradiquer définitivement les vestiges de l’apartheid au niveau politique économique social et culturel. Ce programme s’articule autour de six principes résumant les enjeux auxquels le pays est confronté .:
- ce programme se veut être un programme intégré et coordonné de politiques au niveau national provincial et local.Ceci implique une interaction des intervenants du gouvernement, des milieux non gouvernementaux et des affaires comme de toute la société civile.
- il s’agit d’un programme conduit pour le peuple et par lui dans toutes ses composantes.
- qu’un tel effort collectif devra se faire dans un contexte de paix et de sécurité totale.
- que la réconciliation et la construction nationale sont des conditions du succès d’une Afrique du sud soucieuse de défendre les droits de tous, y compris de la minorité et cela dans le respect de la diversité et l’identité culturel du pays.
- que la reconstruction et le développement sont un processus intégré menant à la réconciliation, l’intégration et à la redistribution des retombées de la modernité issue de la mise en oeuvre des infrastructures dont à besoin le pays.
- que tous les précèdents principes sont conditionnelles à l’application stricte de la démocratie, qui ne se limite pas à l’élection mais nécessite la participation populaire effective. Ces conditions sous-tendent le Rdp qui a comme défi de réaliser un ambitieux programme visant à satisfaire les besoins essentiels de la population; à développer les ressources humaines; à construire et restructurer l’économie,et à démocratiser l’Etat.

La stratégie de l’ANC est très vite repérée par le milieu des affaires et le grand capital international qui n’apprécie guère ce programme social-démocrate, d’autres diront aux accents keynésiens, à l’heure ou l’on célèbre le désengagement de l’Etat et l’ajustement unilatéral au marché. L’ANC ne remet pas en question la voie libérale du pays. Son programme n’est pas interventionniste, mais plutôt volontariste, et ce dans un pan, en réalité infime, de la réalité à changer. Il lui faut néanmoins ponctionner une partie de la richesse économique du pays, voire s’endetter davantage, afin de freiner la paupérisation et permettre une prise en charge des populations. Le programe n’est pas contre la croissance, au contraire. Mais le capital qui l’a vu venir s’en défie puisque bien des capitaux sud-africains s’étaient expatriés. De plus la fin tragique de l’Apartheid c’est aussi une dette estimée à plus de 17 milliards US. En dépit de quelques minces profits à faire, le capital sud-africain ne voyait pas grand intérêt à réaliser, par exemple un million de modestes habitations dans les townships en 5 ans, et électrifier 3,5 millions de foyers. Il semblait plus préoccupé à définir les bases d’une nouvelle stratégie d’accumulation à la faveur de la mondialisation, quitte à permettre l’émergence d’une bourgeoisie et d’une petite classe moyenne noire, mais en sauvegardant les termes de l’intégration zélée dans les circuits de la division internationale du travail. En somme: marché avec libéralisation forcenée, privatisation, investissement étranger, gel des revendications sociales et salariales en attendant un taux de croissance plus élevé et la fin de l’inflation. C’est ainsi que l’ANC a tout de même mené de front sa stratégie, quasiment paralysée dans une cohabitation gouvernementale consensuelle, sans avoir les moyens de sa politique, en laissant les coudées franches au milieu des affaires. Bien qu’il fallait sortir de la crise les changements radicaux ont été différés. On s’est contenté de gérer la crise à défaut de pouvoir en sortir . Il faut dire qu’entre 1989 au début de 1993 l’Afrique du Sud était en sérieuse récession. Une crise que l’on avait pas vu depuis celles des années 30. Le choix douloureux était de se soumettre à un ajustement structurel à l’instar de ceux en vogue dans le reste du Tiers-monde. Un vrai dilemme compte tenu des options en discussion dans les milieux d’affaires. Par exemple, fallait-il revoir sa stratégie de substitution des importations ou à tout le moins restructurer ce secteur devenu plus onéreux que productif? Fallait-il considérer d’autres options comme lever pour un temps ses barrières tarifaires afin de réduire ses coûts et devenir plus compétitive; ou alors soutenir certains des secteurs exportateurs manufacturiers? Pourquoi ne pas opter pour une plus grande emphase sur l’exportation de matières premières et s’industrialiser davantage, parallèlement à la mise en oeuvre d’une politique sociale moins coûteuse limitée au logement et à la consommation de base? En tous cas dès le début du mandat du gouvernement, le constat était déchirant. Plus de 2,3 Millions de Sud africains étaient malnourris, 30 % étaient analphabètes, en plus de 400 000 nouveaux demandeurs d’emplois à compter pour chaque année à venir .Dès la première année du gouvernement, il fallut bien admettre que les choses iraient plus lentement que prévu. En 1995, la minorité blanche continuait de gagner des revenus en moyenne huit fois plus élevés que les noirs. En l’espace de 4 ans, des progrès significatifs mais insuffisants ont été réalisés pour éradiquer les vestiges de l’apartheid .Progrès dans le domaine de l’alimentation, de l’approvisionnement en eau, dans l’habitation et les soins de santé, dans le système éducatif. Mais la demande apparaît insatiable tellement les séquelles de l’apartheid sont lourds. Ainsi à l’orèe de la fin de mandat du gouvernement, 400 000 logements subventionnés ont été réalisés. Il en est de même pratiquement pour tous les secteurs dont le South Africa Year Book donne l’aperçu des réalisations qu’il faut parfois relativiser. Tout ceci oblige le gouvernement à reconsidérer sa promesse électorale. Constatons par exemple que le revenu per capita semble stagner depuis 1985 et il est en réalité au même niveau qu’en 1960. La faiblesse des revenus provient du fait qu’en dépit d’un taux de croissance de 1,5%, le pays ne parvient pas à générer plus d’emplois qu’il n’en supprime. Par conséquent, le programme de redistribution en a pâtit. Il n’est donc pas surprenant que dans de telles circonstances, seule une minorité qui a accès au crédit et aux affaires parvienne à tirer son épingle du jeu. L’avènement d’une classe moyenne embryonnaire dans la population noire est le signe le plus distinctif de l’ère Mandela qui a tout de même vu, à l’instar du reste du système mondial , le fossé s’élargir entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Cette promotion de la classe moyenne noire est liée à la politique positivement discriminante dans le secteur civil et tertiaire visant à rééquilibrer le secteur public et privé. Ce dernière secteur ouvrant même certains de ces avoirs et portefeuilles aux noirs en moyens qui ont pu ainsi spéculer et accroître leur capital au point de devenir subitement de nouveaux riches . Ce scénario rappelle un peu les incitatifs superficiels de l’Amérique post-segrégative. Il pourrait être inquiétant. La grogne populaire et la frustration dans un climat de rareté engendre un fort ressentiment à l’égard des nouveaux riches mais aussi à l’égard de ceux qui sont membres du système. Ainsi se trame une fronde sociale avec en toile de fonds le risque d’éclatement de l’alliance entre le parti du gouvernement et les travailleurs. Ceux-ci, tout en rejetant de plus en plus les mesures macro-économiques du gouvernemernt ( GEAR_Growth Employment and redistribution Strategy), visant à réduire le déficit plutôt qu’à générer l’emploi réprouvent la rectitude de son budget . Les syndicats n’en emboîtent pas moins le pas de la privatisation. Ainsi le Funds Kopano ke Matla de COSATU acquiert des parts du grand capital. Ceci procèderait d’une stratégie sensée donner plus de pouvoir aux travailleurs sud africains qui, à l’instar de ceux de Mineworkers Investment Company ,South African railways , Harbours Workers Union, NUMSA, NUM ou de SACTWU Investment group se lancent dans des projets de joint-ventures, afin d’éviter que leurs compagnies ne soient bradées à d’autres. Ils donnent une physionomie toute nouvelle au capitalisme sud-africain. Mais il s’agit de la portion congrue du capital. La vraie règne en maître sur la plus grande production mondiale d’or , de platine, de manganèse, de vanadium, de chrome, de silicates d’alumines, de diamants , mais aussi sur des circuits financiers aux ramifications internationales tentaculaires. Ce capital sud-africain connaît une restructuration et un processus d’oligopolisation marqué. Ainsi par exemple, en mars 1998, Anglo et Rand Merchant bank ont fusionné leurs branches d’assurances respectives, en une entité de 14 milliards$ nommée Firstrand. Le géant Sanlam démutualise et forme un groupe de poids financier similaire etc. De même la privatisation affecte les plus importants services. Par exemple les services d’aéroport du pays sont passés sous la coupole de la compagnie italienne Aeroporti di Roma. Ceci est le second secteur d’importance de l’Etat à être privatisé, après les télécommunications Telkom, repris par un consortium américain et malais. Les firmes multinationales se font la guerre plus qu’au temps de l’Apartheid à travers le monde et particulièrement en Afrique A l’instar des secteurs miniers au Congo, où Anglo se dispute avec America Minerals fields un contrat de cobalt et de cuivre à Kolwezi . La compagnie américaine soutient que les sud-africains ont payé des pots de vin à Kabila qui signait des contrats même d’avoir pris Kinshasa.

Dans ce climat d’âpres compétitions , en mars 1998, le président Mandela demandait à ses concitoyens un sursaut patriotique afin de permettre que durant la prochaine année budgétaire, 90% des femmes et enfants puissent avoir accès aux soins de santé, et qu’un autre million de citoyen aient accès à l’eau potable et courante. Il demandait un bénévole effort communautaire, particulièrement de la communauté blanche, et insistait pour mener la lutte à la violence. En effet la crise politique et économique a légué à l’Afrique du sud un contexte qui a été propice à un sursaut de la délinquance. L’impatience, le désoeuvrement de nombreux jeunes, certains mêmes actifs dans la phase politique, mais incapables de se recycler dans l’emploi, a favorisé la constitution de bandes et gangs aguerris et organisées qui ont fait monter de plusieurs crans la criminalité, au point de même provoquer l’exil de certaines élites fortunées ou professionnelles . Cette violence pourrait perdurer tant que ne sera pas réglé le problème de l’impunité et de la nécessaire justice aux victimes de l’apartheid.

Autre réalisation majeure mais au goût inachevé et à l’effet de catharsis que fut cette commission vérité et réconciliation. Dirigée par l’archeveque Nobel de la paix Desmond Tutu, à l’instar d’un système politique et économique qui n’avait pas les moyens de ses politiques , cette structure à l’allure juridique et non judiciaire a permis une démarche psychologique de thérapie collective et de révélations sordides sur la pointe de l’iceberg du système Apartheid. Grâce à un système accordant l’amnistie au repentant, la commission a pu instaurer un climat de délations, de pardon et de clarification. Déja d’autres parties meurtries du monde examinent la possibilité de l’imiter. Un programme de réhabilitation et de compensation incluant des compensations individuelles, des compensations symboliques, des programmes de réhabilitation communautaires, un programme de réforme institutionnel de prévention des abus des droits de la personne et un système intérimaires de dédommagements ont été suggérés par cette commission .La commission a tenu autour de 1600 audiences en deux ans d’exercice. On retiendra de ses résultats les méa culpa d’individus, pro et anti-apartheid reconnaissant des crimes divers allant de l’assassinat de Steve Biko, Stompie, et les déboires de Winnie Mandela, à la dernière audience de Wouter Basson surnommé Doctor death à qui l’on impute des actions dignes des meilleurs crimes d’espionage. Notons que ce personnage était entouré d’une armada d’avocats dont les honoraires occultes seraient défrayés par des membres des services secrets autre preuve, s’il en faut, que la troisième force est loin d’être morte. Le président Botha été sommé de justifier ses responsabilités dans les atrocités de l’apartheid entre 1978 et 1989. comme il a refusé de comparaître, la commission a dû le rappeler à l’ordre, et le tribunal lui a infligé 12 mois de prison avec un sursis de 5 ans et une remise en liberté sous caution de 50 rand ($9). Si cela montre à priori que nul n’est au dessus de la loi , tout le monde sait que bien des assassins, en toute impunité, vivent au grand jour et que le poids de la réconciliation pose la question de savoir si elle peut exister sans justice? Mandela quant à lui est allé rencontrer la veuve de Verwoerd l’architecte de l’apartheid moderne qui vit dans une petite colonie de moins de 500 afrikaner de Orania. Mais ces manifestations de fraternisation ne peuvent occulter la réalité quotidienne. Si l’apartheid est mort ses relents sont là et le capitalisme de l’Afrique du Sud lui fait écho. Des tensions sociales dans l’armée avec l’intégration des anciens combattants anti-apartheid qui s’y sentent insuffisament promus ; dans les tribunaux; dans les écoles qui, en plus des coupures budgtaires, du manque d’équipement et d’effectifs qualifiés connaissent des problèmes sérieux d’intégration multiracialle ; dans le sport, surtout au rugby; etc. Ces tensions démontrent que le volontarisme du gouvernement seul ne peut changer les mentalités encore gangrénées par des complexes d’infériorité et de supériorité, qui, comme syndrome, mettront plus d’une génération avant de s’estomper.

La Renaissance sud-africaine et quelques perspectives.
Voyons finalement quelques enjeux qui se profilent pour ce géant de l’Afrique. Tout le continent semble attendre l’impulsion que la locomotive sud-africaine pourrait donner. L‘implication dans l’OUA, le non-alignement et les institutions onusiennes a déjà fort bien commencé . Il en est de même pour les tentatives de médiations, voire d’ingérence dans les crises majeures qui affectent le continent , notamment dans les grands lacs, ou c’est la position sud-africaine qui a évité à l’Afrique l’avènement d’une force interafricaine sous la houlette des Etats-Unis (African Crisis Response Force-Initiative). Si beaucoup lui reproche de s’être fait complaisemment piqué, puis d’avoir entretenu le discours de la renaissance africaine par le tandem Kagamé et Musévéni, et surtout d’avoir hébergé des généraux mobutistes illicitement milliardaires, l’Afrique du sud a tenté de rectifier ses positions. Elle n’est pas intervenue militairement avec ses alliées de la SADCC pour défendre l’intégrité du Congo, et même si elle ne parvient toujours pas à tempérer les agissements de ses firmes multinationales et des mercenaires recyclés dans les affaires africaines, la diplomatie sud -africaine a su proposer des voies de solutions hardies au conflit d’Afrique centrale et australe. De plus, les observateurs auront constatéé un autre camouflet à la politique américaine en Afrique dans la visite du président Mandela à Tripoli qui a afirmé sa souveraieneté. Beaucoup trouve cette dernière frileuse en matière d’immigration depuis que l’Afrique du sud tente d’endiguer le flot des ressortissants des pays de la ligne de front et de plus lointains pays africains La SADC, l’organisme de coopération régionale attend beaucoup de l’Afrique du sud qui a le poids moral de réparer les dégât de l’apartheid qui a causé des millions de morts et de blessés chez ces voisins et de contribuer à la reconstruction de ces pays. L’assouplissement de l’union douanière en faveur des pays les plus faibles devrait constituer un maillon de cette stratégie d’intégration régionale et de libre échange que les acteurs régionaux préfèreraient voir évoluer vers l’interdépendance plutôt que vers la dépendance vis à vis de leur puissant voisin. Le développement des corridors, à l’instar d’une onéreuse route à péage vers Maputo qui a couté 5,6 milliards de dollars, ou le chemin de fer Durban Swaziland Maputo est le signe d’une intensification commerciale.

Au niveau de la politique interieure, Freedom House institution américaine des droits de la personne attribuait il y a deux ans la côte 1,5 à l’Afrique du Sud, (sur une échelle allant de 1 à 7). N’eut été la persistance de la violence au Natal, l’institution l’aurait classée à la côte 1 avec le Canada l’Allemagne le Japon et l’Italie qui se méritent ce statut compte tenu des droits politiques et des libertés civiles. Il y a eu d’autres changements qui augurent de l’avenir. En annonçant qu’il ne sera pas candidat pour un autre mandat, Nelson Mandela a suggéré, Thabo Mbeki qui techniquement dirige déjà le pays, comme son successeur au sein du Parti. A 79 ans, Mandela, a prononcé en quatre heures au cinquantième congrès tenu à Mafeking, son dernier discours politique comme président de l’ANC. Une sorte de testament politique. Il a mis en garde ses partisans contre les démons qui hantent son pays et qui rêvent du chaos pour arriver à leurs fins, accusant notamment le Parti National d’effrayer les composantes ethniques du pays. Depuis que cette formation s’est retirée de la coalition de gouvernement, leur dialogue est à couteaux tirés. ll s’en est pris à l’extrême droite, qui n’est d’ailleurs plus la seule indexée en matière de complots. Le président, dans un élan d’autocritique ,s’en est pris à des membres de sa propre formation fustigeant le carriérisme, l’individualisme, l’élitisme et la corruption de responsables politiques. L’ouverture à la réalité politicienne pour certains néophytes du parti au pouvoir a été le moyen de se faire coopter ou tenter par l’enrichissement illicite et l’abus de pouvoir. Sans que l’on sache pour l’instant si certains scandales sont fondés, ceux de Gauteng le centre économique du pays retiennent l’attention . A la suite de l’un d’eux, le ministre provincial Jessie Duarte a du démissionner en raison d’allégations de détournement de deniers publiques et de frauduleuse gestion. Une commission d’enquête a été mise sur pied. Une autre s’attelle au sein de l’ANC a faire la lumière sur les accusations pesant sur Mathole Motshekga, dirigeant de la province suspecté d’avoir illégalement alloué des fonds à une institution non gouvernementale. L’affaire déposée devant le protecteur du citoyen opposant le ministre de l’énergie et des mines, Penuell Maduna, à l’audit général Henri Kluever est l’une des dernières en date qui coûtera cher au contribuable. Le premier accuse le bureau du second d’avoir camouflé la disparition de 37 millions de dollars de ses comptes.

Au delà des scandales et des luttes politiques de la petite et moyenne bourgeoisie noire, les lézardes qui apparaissent au sein de la coalition de gauche menacent la renaissance africaine devenue le slogan de l’ère nouvelle. Il est clair qu’une démocratie de façade vouée à ne se consacrer qu’à la poursuite de la croissance se fera au détriment des revendications égalitaristes des électeurs de l’ANC. La persistance dans un tel élan acheminerait le pays vers une autocratie adoucie de panacées social-démocrates. Or, seul un Etat de droit, un Etat fort, peut défendre les déshérités et rectifier les erreurs du passé en évitant la dérive du clientélisme du patronage et de la corruption. Quant aux conditions de la transformation socialiste, elles semblent être hypothétiques tellement l’ajustement aux exigence de l’intégration dans l’économie mondiale en éloigne, de jour en jour, le pays. La realpolitik voudrait malgré tout que l’alliance entre l’ANC, le Parti Communiste et la COSATU tienne jusqu’à la réélection de la majorité présidentielle. Mais il n’est pas exclu , surtout si les tensions se ravivent dans les choix et les candidats électoraux que les membres les plus radicaux des trois formations ne songent à former un parti ou un mouvement s’opposant à la gestion technocratique et néo-libérale en cours , ainsi qu’aux politiques d’élargissement et de séduction des élites blanches, métisses et indiennes au détriment de la base militante majoritairement noire. La vulnérabilité de l’ANC réside aussi dans la lutte de repositionnements de ses cadres en perspective de l’ère post Mandela déjà ouverte.

Quant au Mouvement Démocratique Uni du leader exclu de l’ANC, Bantu Holomisa, le parti national de Roelf Meyer et le Congrès Panafricain, ils tenteront de jouer les opposants majeurs pour tenter de combler l’espace qu’occupaient le PN et Inkhata. Ces deux partis qui ont raté l’occasion de s’unir à l’ANC dans une coalition pour garder le pouvoir , à moins d’un brusque revirement en ce sens, vont devoir leur survie politique à une stratégie à double tranchant axée sur le particularisme ethnique. Quant à l’extrême droite qui rêve de rallier son bassin de deux millions d’électeurs, ses factions rivalisent d’ingéniosité pour un discours séparatiste d’autodétermination afrikaner et Volkskapitaliste. Mais même les nostalgiques de l’apartheid ont du mal à le croire réaliste, tellement les pouvoirs offerts au niveau provincial régional et local sont désormais importants, comme le sont devenues les adhésions à l‘unité nationale. Il n’empêche que le chantage que ces formations ne manqueront pas d’exercer sur l’enjeux électoral, à grandes doses d’ethnocentrisme raciste ne fera que ressortir le spectre sinistre du passé. Au niveau syndical, on peut s’attendre à ce que les centrales et les formations de moindre importance augmentent leur pression. La turbulence sociale susceptible de découler de leurs revendications, légitimes le plus souvent, constituerait un ultimatum aux alliés du pouvoir. Si plusieurs pans syndicaux ne se préoccupent que de revendications strictement corporatistes et se contentent de demandes de participation aux décisions majeures axèes sur l’accès équitable à l’emploi et l’amélioration des conditions générales de travail, d’autres n’ont pas renoncé au projet de société qui sous-tend leur militantisme. Ils font rappeler qu’après tout l’Etat contrôle quelques 54% des avoirs du pays et qu’il peut bel et bien s’orienter vers une stratégie judicieuse de redistribution. La redistribution des terres, par exemple, est essentielle pour désengorger la population noire confinée à 13% du territoire national. Nul doute que le penchant technocrate de Mbeki sera la cible de ces tenants de la ligne dure qui attendent de lui des investissements générateurs d’emplois et le retour aux exigences de la RDP. Le grand capital lui, veillera à ce que cela ne se fasse pas. Dans les prochaines années risquent de se maintenir les tendances d’oligopolisations. Elles sont incompatibles avec une économie mixte. Dans tous les slogans de l’ère de l’apartheid, étaient omniprésentes les revendications pour un pays non sexiste et promouvant l’émancipation féminine. Les femmes qui ont été doublement discriminées par ce système attendent une politique plus résolue en la matière. Certes on a permis l’avortement sur demande, et des programmes de protection de la mère et de l’enfant, ainsi que des incitatifs dans le marché de l’emploi et la formation. Mais ces mesures se heurtent à la lenteur de la création d’emplois L’augmentation des femmes dans les secteurs classiques de l’éducation et de la santé reste à être compensée par une capacité de gravir plus d’échelons supérieurs. Leur sous -représentation dans les sphères politiques, certes peu comparable à la majorité des pays africains, doit être rectifiée. Par rapport à la situation de 1970, déja en 1990 les progrès étaient notables. Ils se sont maintenus depuis quoiqu’à un rythme lent, provoquant la création d’une commission pour l’équité et l’égalité des droits pour les femmes . Les femmes exigent une large représentation au niveau politique, un plus grand accès aux paliers de décision dans le privé, comme dans le secteur public, une plus efficiente éducation et formation professionnelle et surtout l’application de leurs droits déja reconnus. Mais cette derniere requière en dehors de la volonté politique, que des couches de la population entière se défassent de comportements rétrogrades freinant le changement des mentalités masculines et l’émancipation des femmes. L’accès des femmes à l’emploi est en outre fonction des changements techniques et technologiques de la division nationale du travail et d’une stratégie de plein emploi. Or ce n’est pas vers cette direction que les paramêtres économiques s’orientent.

L’epoir de l’Afrique du Sud réside enfin en ses enfants. Ils sont 37% de la population qui ont moins de 16 ans; 24 % qui ont entre 16 et 30 ans. Ces jeunes n’ont pas vraiment vu les retombées de la fin d,un systèmes que certains ont combattus et d’autres n’ont pas même connu. Ils savent cependant que c’est l’activisme de milliers de jeunes comrades qui a ébranlé l’apartheid. Bref, ils attendent les fruits de cette victoire. Ils ne justifient donc pas le fort taux de 52% de sous emploi qui les frappe, Beaucoup vont garder à vie les sequelles de l’ère passé, beaucoup se laissent entrainer à l’usage inconsidéré de drogues et d’alcool. La délinquance rampante qui s’étend dans le lumpen prolétariat attestée par les forts taux de criminalité , est une bombe à retardement. Le sport et la culture ne peuvent suffirent à offrir des niches à tous malgré l’engouement qu’ils provoquent. Cette jeunesse qui peut désormais circuler partout sur le territoire dévisage la richesse outrageuse et clinquante de riches laborieusement cachés dans leurs résidences huppées et protégées par des agences de sécurité qui se multiplient . Elle rumine son ressentiment contre la corruption, l’incompétence, fustige l’arrogance des comprador et exige au moins le respect des droits chartristes. C’est elle qui ose concrètement s’aventurer dans l’antithèse de l’Apartheid, l’arc en ciel Samanheid, dont dépend la renaissance de l’Afrique du Sud. Et, dans les townships, les rap des jeunes impatients et excédés scandent que si la mort de l’apartheid est pour eux l’évènement du siècle, ce dernier finit alors que le leur commence.

Aziz Salmone Fall
Politologue, Enseignant à l’UQAM et à l’Université Mc Gill
Membre du Groupe de recherche et d’initiative pour la libération de l’Afrique. GRILA
Ex-membre du comité coordonnateur du réseau contre l’apartheid